I. La vision de la circulation sanguine avant Harvey

PapyrusSmith
Vignette du Papyrus de Joseph Smith.

1/ Le modèle antique

 Vers 1500 avant JC, le papyrus de Smith (considéré comme l’un des plus anciens document connu traitant de chirurgie), montre que les égyptiens connaissaient le cœur et considéraient que les vaisseaux étaient chargés de la circulation du sang, de la nourriture, de l’air et des excréments. Pour eux, cet organe est le siège de la connaissance, de l’intelligence et de la volonté. Et le sang est source de vie.

Dans l’Antiquité, les égyptiens, les grecs et les romains pense le cœur comme le siège de l’âme.

Pour Hippocrate, médecin grec (460-375 avant JC), les veines sont remplies de sang et les artères sont gonflées d’air: l’air inspiré est véhiculé jusqu’au cœur par la veine pulmonaire. Il sert à refroidir le cœur qui est l’organe qui a le plus de chaleur. Cet air est ensuite envoyé dans tout le corps par les « artères » qui sont vides de sang, pour le vivifier. Ce sont les dissections réalisées sur des cadavres qui induisent cette théorie: sur un sujet mort, le cœur cesse d’injecter le sang, les artères sont retrouvées vides, on pense donc qu’elles transportent de l’air. Le foie et la rate restant gorgés de sang, ces deux organes sont donc considérés comme des éléments importants de production et de transport du sang. Ce modèle restera prédominant jusqu’au début du II ème siècle.

Aristote (384-322 avant JC), philosophe grec de l’antiquité, comprend que c’est du cœur que partent les vaisseaux qui distribuent le sang dans tout le corps. il donne, dans Parties des Animaux, une description correcte de la circulation artérielle.

Le médecin grec Archigène d’Apamée (environ 53-117 après JC) serait le premier à avoir considéré, dès l’Antiquité, que chaque battement cardiaque comporte quatre phases: la contraction, le repos, la dilatation puis le repos à nouveau.

C’est Galien (129-210 après JC), médecin grec exerçant à Pergame et à Rome (Italie) qui va prouver, le premier, la présence de sang dans les artères en soignant les plaies artérielles de gladiateurs. Cette découverte est un apport majeur pour la médecine de l’époque. La loi en vigueur à Rome interdisant à l’époque de disséquer des corps humains il effectua ses dissections sur des singes ou des porcs. Cependant, le système Galien s’avère loin d’être parfaitement juste. Il a réussi à décrire le cœur, ses coronaires, ses veines et ses artères mais ses interprétations en sont fausses. Sa description de la circulation sanguine est plutôt étrange face à notre conception actuelle. Pour lui, le sang est fabriqué dans le foie puis il atteint le cœur où il passe du ventricule droit au ventricule gauche à travers la paroi (septum) ventriculaire, il est chauffé dans le ventricule gauche par une combustion avec l’air provenant des veines pulmonaires. Il appelle le sang chaud « l’esprit vital » car il l’associe à la chaleur de la vie que l’individu perd à sa mort. Le sang/esprit vital se déplace donc du cœur vers les périphéries du corps où il disparaît. Dans ce système, le cœur n’a pas le rôle de pompe mais de chaudière et le déplacement du sang n’est pas en circuit fermé.

galien
Circulation sanguine selon Galien

En 476 avant J.-C., la chute de l’Empire romain d’Occident, suite à l’invasion barbare, entraîne la perte d’un partie des connaissances gréco-romaines y compris dans le domaine de la médecine. Cependant, l’héritage grec est conservé au niveau du littoral méditerranéen oriental. La conquête de l’Égypte par les Arabes permet à ceux-ci de découvrir et de traduire les manuscrits de Galien. Ils vont donc adopter la médecine de Galien et de Hippocrate malgré leurs erreurs et vont l’enrichir. Au VIIIe siècle a lieu une vague de traduction du grec à l’arabe des textes trouvés dans les bibliothèques telles qu’Alexandrie. Ce savoir nouvellement acquis se propage par la suite dans le monde arabe grâce aux écoles de médecine. Sous le règne des princes abbassides, la recherche scientifique est encouragée : du VIIIe au XIVe siècle, on assiste à l’âge d’or des sciences arabes.

2/ L’apport de la médecine arabe à l’occident

Avicenne est un grand savant perse qui eu accès aux livres grecs. Il écrit Le Canon de la médecine dans lequel il décrit les règles de la pratique de la médecine ainsi que l’anatomie humaine en restant fidèle à la vision de Galien.  Ses écrit sont traduits en latin et rendus disponibles à l’Occident.

Il faut attendre Ibn Al-Nafis au XIIIe siècle pour que les principales erreurs de Galien soient corrigées. Il réfute le dogme galénique sur la communication inter-ventriculaire et la description de la circulation pulmonaire. Il reprend et corrige Le Canon d’Avicenne dans le Commentaire anatomique du Canon. Il assure que le septum ventriculaire est imperméable et que le sang doit passer par les poumons. Il étudie le fonctionnement des organes en utilisant les corps de personnes décédées à la suite de strangulation. Il adopte la dissection comme méthode de travail ce qui lui permet de découvrir, entre autre, la petite circulation, c’est-à-dire la circulation pulmonaire. Il découvre la circulation sanguine dans les artères coronaires, et voit que la circulation sanguine vers les poumons sert à fournir ceux-ci en air et non en aliments. Il réfute donc le dogme galénique notamment en montrant que les artères pulmonaires contiennent seulement du sang et non pas de l’air ou des sédiments comme le prétendait Galien.  Il a été le premier à décrire correctement les poumons, les bronches et l’interaction existant entre les vaisseaux et le sang, bien avant Michel Servet auquel est généralement attribué cette découverte.

Modèle de la circulation selon Ibn-Al-Nafis

Bien qu’Ibn-Al-Nafis ait décrit le premier la circulation sanguine et surtout pulmonaire, on ne sait pas si ses découvertes ont été connues en Occident car elles datent d’après la vague de traduction vers l’Europe. Michel Servet et Realdo Colombo, trois siècles plus tard, utiliseront des termes très similaires à Ibn Al-Nafis dans leurs descriptions anatomiques.

Ses écrits ne furent redécouverts qu’en 1924 à la bibliothèque de Prusse à Berlin.

Au cour du XIe et du XIIe siècles, une deuxième période de transmission des connaissances se produit, mais cette fois du monde arabe à l’Occident. On distingue deux voies de transmission :

  • Par l’Italie du Sud: les Normands après avoir chassé les Arabes installés en Sicile découvrent la civilisation et les livres arabes. Un mouvement de traduction est initié à Salerne. Constantin l’Africain traduit de nombreux ouvrages de Galien et Hippocrate.  Les livres d’Avicenne sont quand à eux traduits pas l’Italien Gérard de Cremona.
  • La voie espagnole : Raymond d’Agen, un religieux français, lance la traduction des textes arabes. Ils sont d’abord traduits en castillan par les Hébreux puis en latin.

Les Européens redécouvrent ainsi les connaissances médicales des Grecs enrichies par les savants arabes mais à cette époque, les découvertes d’Ibn-Al-Nafis n’ont pas encore été faites. Seule la version erronée de la circulation sanguine établie par Galien et reprise par Avicenne atteint les savant européens, qui l’adoptent.

3/ La médecine du Moyen-âge en occident

Au XIIIe siècle, le mouvement de traduction en Occident s’accompagne de la création de nombreuses universités comme celle de Paris en 1215 ou de Padoue en 1228. Elles permettent la propagation des connaissances médicales. Cependant, c’est le modèle Galien qui est adopté et pendant environ 3 siècles, les écrits non corrigés de Galien continuent à être enseignés sans que le corps soit à nouveau observé et que ses erreurs soient corrigées. 

À partir du XIVe siècle, les dissections commencent à être pratiquées mais ont pour but la compréhension du livre de Galien et non l’observation et l’analyse du corps. Elles sont codifiées et ne s’effectuent que dans les théâtres d’anatomie :

    • le magister lit le livre de Galien ;

    • les chirurgiens-barbiers pratiquent la dissection mais ne possèdent pas le savoir ;

    • les ostentors montrent la structure du corps ;

    • les médecins possèdent le savoir mais ne font qu’observer.

La lecon d'anatomie
La leçon d’anatomie, Rembrandt, 1692

Michel Servet était un théologien, philosophe et médecin espagnol. En 1537, Servet se rendit à Paris pour étudier la science d’Hippocrate. Il eut pour professeurs Fernel, Andernach et Silvius, et disséqua au côté de Vésale. A la même époque, il traduit en latin l’œuvre médicale des Grecs. Dans son livre « Christianismi Restitutio », Michel Servet montre qu’il avait une idée très nette et presque complète de la circulation pulmonaire ou petite circulation. Il constate que les poumons reçoivent par l’artère pulmonaire une quantité de sang supérieure à leurs besoins nutritifs, il en conclut, qu’après avoir été mélangé à l’air, le sang doit ressortir des poumons. Il y conteste le dogme de Galien et affirma l’imperméabilité de la cloison inter-ventriculaire dans le cœur. Cette notion est d’ailleurs reprise par Vésale deux ans plus tard. Cependant, Servet n’aurait fait qu’exposer la théorie révélée par Realdo Colombo, maître d’anatomie à Padoue. Dans son livre posthume De re anatomica, ce dernier explique les expériences de vivisection qui l’ont mené à cette découverte. Sa description de la petite circulation coïncide avec celle d’Ibn Al-Nafis. Aujourd’hui, on pense donc que Servet connaissait les travaux d’Ibn Al-Nafis grâce aux traductions d’Andrea Alpago. Il y a donc une incertitude sur l’identité de la personne qui a découvert la petite circulation en Occident. Servet est cependant le premier Européen à affirmer que le « souffle » des anciens est en rapport avec les battements du cœur et la circulation pulmonaire
« A partir du ventricule droit, le sang se dirige dans un long conduit vers les poumons où il est épuré; il devient plus clair et passe de la veine artérieuse dans l’artère veineuse. C’est ainsi que l’esprit vital se répand du ventricule gauche du cœur dans les artères du corps entier. »

 

Cela nous montre donc qu’il y a eu une réelle évolution de la manière d’observer et de comprendre l’anatomie humaine  de l’Antiquité à la Renaissance. Cette évolution et les découvertes de nombreux savants à travers l’histoire ont permis la découverte de la circulation par Harvey telle qu’on la connait aujourd’hui. ( cf : II.La découverte de William Harvey )